Pr Laurent Karila : un maître en addictologie
Le professeur Laurent Karila est considéré, à juste titre comme l’un des plus grands spécialistes mondiaux de l’addictologie. Nous sommes allés à la rencontre de ce médecin hors du commun qui dispose de bien des cordes à son arc.
JAMIF : Bien que né à Paris en 1973, vous êtes, par vos parents, originaire de Nabeul, en Tunisie, une ville où vivaient également les parents de l’Américaine Andrea Ghez, qui vient d’obtenir le prix Nobel de Physique. Avez-vous gardé des liens avec le pays de vos ancêtres ?
Pr Laurent Karila : Je suis allé une fois en Tunisie avec la femme qui allait être mon épouse. J’étais en sixième année de médecine à la faculté de médecine Saint-Antoine à Paris. J’ai visité Hammamet. Nous sommes allés à Nabeul, mais je n’ai jamais retrouvé l’impasse Karila où vivaient mon père et sa famille. Je n’y suis plus jamais allé. J’ai une culture méditerranéenne et je peux vous dire que le couscous de ma mère devrait être classé numéro un au patrimoine mondial de la culture culinaire !
JAMIF : Quel a été votre parcours ?
Pr Laurent Karila : J’ai passé mes années de collège et lycée à Sarcelles, en banlieue pari-sienne. J’ai ensuite fait mes études de médecine à la faculté Saint-Antoine à Paris. Puis j’ai obtenu l’internat de psychiatrie à Lille en 1999 où j’ai appris mon métier et notamment l’addictologie. Lille est une super école et je la recommande à tout le monde. Ensuite, j’ai fait une année de recherche à l’hôpital Paul Brousse dans le service du professeur Reynaud à Villejuif. Cela a été le point de départ de ma carrière. J’ai rencontré la personne qui allait avoir une influence majeure sur ma carrière en fin d’internat. Il s’agit du docteur William Lowenstein, qui ne travaillait pas dans cet hôpital, qui a cru en moi et qui est devenu mon mentor. Il a toujours été présent pour moi dans les bons et les mauvais moments de ce parcours hospitalier et universitaire. J’ai aussi tissé un lien fraternel avec le professeur Amine Benyamina à Paul Brousse. Notre relation va au-delà des rapports professionnels et d’ailleurs dans mon long parcours de psychiatre addictologue, il m’a permis d’être professeur des Universités, en 2020, à l’université Paris-Saclay. Je suis passionné d’enseigne-ment en addictologie, en psychiatrie et en pédagogie médicale. Dans mon parcours, j’ai aussi écrit un certain nombre de livres pour le grand public et pour les professionnels, donné des conférences, fait de la formation médicale continue dans toute la France et formé un grand nombre d’étudiants en médecine, en santé, des médecins…
JAMIF : Spécialiste de l’addiction, vous consultez à l’hôpital Paul Brousse. On parle beaucoup de cocaïne, ces temps derniers à propos de plusieurs incidents concernant des bandes de dealers. Croyez-vous que la vente libre de cocaïne pourrait-être une solution ?
Pr Laurent Karila : Absolument pas. Il est dé-raisonnable de penser légaliser une drogue comme la cocaïne. En revanche, optimiser les politiques de prévention, de recherche et de soins pour toutes les drogues et les comportements addictifs doit être envisagé. L’idée de légaliser de manière contrôlée le cannabis est une option à envisager également. Le traitement d’une addiction doit s’envisager dans un cadre intégré en prenant en compte la personne, son environnement, sa psychologie, son développement cérébral, sa génétique, et ses comportements.
JAMIF : Vous soignez également les addictions sexuelles. De quoi s’agit-il ?
Pr Laurent Karila : L’addiction sexuelle est une pathologie où la sexualité est une drogue. La personne se « défonce » au sexe la plupart du temps en ligne mais aussi hors-ligne. L’industrie pour adultes est le principal vecteur des addictions sexuelles. Elle est génératrice de nouvelles formes de gratification immédiate en utilisant les récentes technologies et les nouvelles formes de médias. L’exposition à des milliers de nouvelles images et à de nouvelles expériences sexuelles est infinie. Il existe de nombreux supports sexuels, pouvant être utilisés isolément ou en association. L’addiction sexuelle s’inscrit dans un cycle clinique associant préoccupations sexuelles obsédantes, rituels, comportements compulsifs, et une triade comprenant la honte, la culpabilité et le désespoir une fois l’acte sexuel achevé. Déclenché par des événements de vie, aspécifiques marqués par des cognitions erronées, ce trouble peut être défini comme un syndrome caractérisé par des comportements sexuels, des envies sexuelles irrépressibles, des fantasmes récurrents, intenses, ayant des conséquences négatives sur le fonctionnement quotidien.Les sujets ayant une addiction sexuelle ont débuté leur expérience sexuelle à un âge de début précoce, sont plus issus de structures familiales séparées, ont une fréquence et une diversité élevée de comportements sexuels. Les hommes auraient plus d’insatisfaction dans leur vie sexuelle, de problèmes relationnels et consultent plus pour des problèmes en lien avec le sexe. Il existe des symptômes de manque entre les épisodes de consommation sexuelle (insomnie, nervosité, irritabilité, sueurs, nausées, tachycardie, fatigue). Il existe différentes formes de la maladie comme la masturbation compulsive, les activités sexuelles en ligne ou non avec adultes consentants, les rapports sexuels compulsifs tarifés ou non, la fréquentation compulsive de clubs, de saunas échangistes, de salons de massage, la séduction compulsive…
JAMIF : Vous avez créé, en 2015, le premier diplôme universitaire virtuel d’addictologie en e-learning. Comment se passe cet enseigne-ment. Combien réunissez-vous d’étudiants ?
Pr Laurent Karila : J’ai toujours été fan des nouvelles technologies et de leur apport potentiel en pédagogie. J’ai donc envisagé d’utiliser l’e-learning, l’enseignement à distance, à la carte un peu pour l’addictologie. Cela permet d’apprendre en organisant son temps comme on le souhaite. Chaque année, il y a de plus en plus d’inscrits en France et dans les pays francophones et venant de l’Afrique. J’en suis plus que ravi. J’ai également développé d’autres enseignements comme les MOOC : l’un en addictologie pour le grand public et l’autre portant sur le Service Sanitaire des Étudiants en Santé à l’université Paris-Saclay.
JAMIF : Pouvez-vous nous préciser en quoi consistent les nouvelles technologies notamment en matière de télémédecine, de téléconsultation ou encore de télé-suivi que vous utilisez dans le domaine de l’addictologie ?
Pr Laurent Karila : Ces moyens étaient peu utilisés avant le chaos de l’épidémie Covid19 que nous vivons. Clairement, cela permet un meilleur suivi, beaucoup plus régulier des patients et des patientes addicts. Il y a beaucoup moins de perdus de vue et cela permet un gain considérable en termes de temps et d’efficacité de prise en charge. Tout est envisageable et adaptable pour les patients.
JAMIF : Vous êtes le porte-parole de l’association « SOS Addictions ». Quels sont les objectifs de cette structure ?
Pr Laurent Karila : Informer, sensibiliser le grand public. Former les professionnels sur des sujets précis en addictologie. Communiquer via les réseaux sociaux pour une diffusion plus rapide. William Lowenstein a créé le premier e-congrès en addictologie il y a 5 ans. Un vrai visionnaire. Il m’a donné les rênes pour la 5ème version qui sera e-disponible courant 2021 et portera le titre : « Les conduites addictives au temps de la Covid19 ».
JAMIF : Vous êtes, si on peut utiliser cette expression, un véritable « homme-orchestre ». Vous écrivez de la musique, vous êtes l’auteur de paroles pour des albums musicaux, vous écrivez pour le plus gros web magazine de Metal « HardForce », vous êtes récurrent dans l’émission de TV « Ça Commence Aujourd’hui » avec Faustine Bollaert sur France 2 et dans d’autres médias radio comme avec Brigitte Lahaie. Y-a-t-il un rapport entre ces activités et l’addictologie ?
Pr Laurent Karila : Oui et non. Je suis fan de musique Metal depuis 36 ans maintenant. Je collectionne tout ce qui a rapport avec cette musique. Je suis addict positif en quelque sorte (aucune souffrance pour moi !). Les concerts me manquent avec l’épidémie d’ailleurs ! J’ai la chance d’écrire dans « HardForce » sur le web. Cela me per-met d’interviewer des artistes, de chroniquer des albums, de faire des chroniques sur des concerts présentiels (avant l’épidémie). J’en fais aussi maintenant sur des concerts en livestreaming. J’ai co-écrit aussi les textes de 3 albums d’un groupe français de hard rock appelé SATAN JOKERS. J’avais proposé à Renaud Hantson, son leader et ami maintenant, un concept musical autour des addictions en novembre 2011. Nous avons sorti un e-book sur le sujet accompagnant l’album. La MILDECA avait même validé ce support musical comme outil possible de prévention. Une première pour un groupe de hard rock ! Par la suite, nous avons sorti un album sur les maladies psychiatriques (« PsychiatriC ») et un sur les addictions sexuelles (« Sex Opera »). J’ai de la chance aussi de donner mon avis de psychiatre et d’addictologue dans l’émission « Ça Commence Aujourd’hui » présentée par Faustine Bollaert et produite par Stéphanie Guérin. Les médias aiment bien ma coupe de cheveux, je crois, et m’invitent régulièrement sur des questions d’addictologie !
JAMIF : Quel regard jetez-vous sur la pandémie de Covid-19 ?
Pr Laurent Karila : Un phénomène où personne n’était prêt. Des vagues successives de contamination ! Une réorganisation des soins et de la vie en générale. Une population qui souffre dans tous les sens du terme. Il faut quand même préciser qu’il y a plus de 20% de troubles psychiatriques et addictologiques qui ont émergé. J’espère sincèrement qu’avec une politique vaccinale efficace, nous allons pouvoir refaire surface. En attendant, protégez-vous et protégez votre entourage. Il n’y aura pas de monde d’Après ! Ce sera juste un monde différent !
Propos recueillis par Jean-Pierre Allali et Alexis Astruc