ELIE BUZYN
Il arrive que l’on écrive dans une notice nécrologique que la personne décédée a continué son travail jusqu’au dernier jour. Ce fut physiquement le cas pour Elie Buzyn qui, quelques heures avant sa mort, tenait une conférence à des étudiants juifs après en avoir préalablement discuté comme d’habitude, avec le grand Rabbin de France, qu’il accompagnait chaque année avec des groupes à Auschwitz.
Cela traduit l’extraordinaire acuité intellectuelle et la ténacité de cet homme de 93 ans, « 39 ans si on lit de droite à gauche » plaisantait-il. Ceux qui l’ont vu le jour du Yom HaShoah à la faculté de Médecine puis au Centre Edmond Fleg peuvent en témoigner, comme ceux qui ont écouté son témoignage au Mémorial de la Shoah.
Il fut un survivant exemplaire. Pas seulement parce qu’il a survécu alors que 27 membres de sa famille la plus proche ont été assassinés. Pas seulement parce qu’ayant passé 4 ans et demi dans le ghetto de Lodz, ayant été déporté à Auschwitz, ayant fait la marche de la mort, ayant failli mourir à Buchenwald où il a eu les deux pieds gelés. Pas seulement parce qu’ayant participé à la guerre de libération qui a créé l’Etat d’Israël et ayant travaillé plusieurs années au kibboutz. Mais parce qu’étant devenu chirurgien orthopédique en France, sa vie a englobé une exceptionnelle diversité historique et mémorielle, il a voulu avec une énergie peu commune être un acteur vivant de son histoire et a refusé de se voir assigné au rôle de victime.
« Il y a une chose, disait-il, que je supportais encore moins que les questions stupides, c’était l’apitoiement ». Pour cette raison, parce qu’un chirurgien qui se lave les mains montre ses avant-bras et que les siens auraient suscité la curiosité et parfois la compassion, il avait fait retirer son tatouage. C’était le contraire d’une tentative d’oubli : il gardait précieusement la peau tatouée dans son portefeuille. Il avait été tatoué le jour même où ses parents partaient en fumée dans les crématoires de Birkenau et il considérait ce morceau de peau comme leur seule pierre tombale. S’il fut bouleversé quand son portefeuille fut volé, ce n’était pas à cause de l’argent qu’il contenait.
Avoir une vie pleine et heureuse était la meilleure des vengeances qu’il pouvait adresser aux assassins. Mais les efforts nécessaires étaient quotidiens, car tout déporté vit avec, dans sa tête, une fosse qui contient les disparus et dans laquelle il risque lui-même de tomber s’il se laisse aller à la tentation de ressasser le souvenir.
De là le silence nécessaire, d’autant plus que les vrais interlocuteurs étaient rares : il avait connu les confusions, les amalgames, l’indifférence et les ignorances en France, il avait connu aussi, ce qui était pire, le mépris (« pourquoi vous êtes vous laissé conduire à l’abattoir comme des moutons? ») ou la suspicion (« qu’as-tu fait pour en revenir, toi, alors que les autres ont disparu? ») dans l’Israël d’avant le procès Eichmann.
On a peine à imaginer l’extraordinaire volonté qu’il a dû déployer pour passer par correspondance son baccalauréat, ayant décidé de quitter Israël pour commencer ses études, dans un pays, la France, dont il ne connaissait la langue que par le bref séjour qu’il y avait fait comme enfant de Buchenwald. Entre le début du ghetto de Lodz et l’obtention du diplôme, près de vingt ans s’étaient écoulés : vingt ans marqués par la famine, par la mort puis par le travail d’agriculteur ou de charpentier ; alors que ses condisciples, de dix ans plus jeunes, avaient eu tout le temps de se frotter aux équations, aux rudiments de chimie et à la littérature classique.
Puis ce furent les études de médecine, mais aussi les concours d’externat puis d’internat qui étaient à l’époque des obstacles que beaucoup d’étudiants préféraient esquiver en raison de leur difficulté. Mais il voulait devenir chirurgien et il l’a réussi brillamment.
Le terme de survivant n’est pas suffisant. Elie Buzyn était avant tout un combattant. Il ne faut pas s’étonner que la mémoire ait été son dernier combat, celui qu’il a mené jusqu’aux dernières heures de sa vie.
Dr. Richard PRASQUIER