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Les Universités américaines, l’antisémitisme et le wokisme

Chronique Radio J. 21 décembre 2023

Les contorsions verbales des trois présidentes d’Université à la Chambre des Représentants, resteront comme une page d’anthologie. A la question simple et vertigineuse de Elise Stefanik  « Est-ce que l’appel au génocide des Juifs viole ou non le code de conduite de votre université? », les trois dames ont répondu: « Cela dépend du contexte ». 

Liz Magill, Présidente de l’Université de Pennsylvanie (UPenn), a dû démissionner…

Il n’en a pas été de même pour les deux autres. Claudine Gay, d’origine haïtienne, première présidente noire de Harvard, a été soutenue par une très large fraction des enseignants et des organisations d’étudiants de cette université, organisations dont 34 s’étaient distinguées le 8 octobre par un texte à la gloire des exploits du Hamas. Mme Gay a présenté ses excuses pour son témoignage et elle est aujourd’hui surtout préoccupée par des accusations de plagiat universitaire, mais de fait, beaucoup de ceux qui la critiquent redoutent que sa démission ne soit mise sur le compte du racisme anti-noir et qu’elle vienne conforter la vieille rengaine suivant laquelle les Juifs dominent le monde.

Quant à Mme Kornbluth, Présidente du MIT, elle est passée entre les vagues. Elle est juive, et il semble qu’elle a beaucoup veillé dans ses précédentes fonctions universitaires à ne pas voir les actes antisémites qui proliféraient à la Duke Université de Caroline du Nord. Elle ne fait que continuer.

Les réponses des trois présidentes sont conformes à la loi et en particulier au sacro-saint Premier Amendement. Celui-ci stipule que la liberté d’expression est complète, sauf révélation de secrets protégés, obscénité, diffamation, harcèlement et incitation à l’émeute. Réclamer un génocide est légal, appeler les Roms du nom de « Gypsies » ne l’est plus, comme l’a appris à ses dépens un ami français qui enseigne l’histoire de la Shoah dans une université américaine…

C’est pourquoi M. Farrakhan, qui traite les Juifs d’êtres sataniques et souhaite leur destruction, est toujours resté dans les clous de la légalité…..

Mais il n’y a pas que le sort des Présidents d’Université. La flambée d’antisémitisme violent révèle l’existence d’un mouvement profond dont on n’a pas tenu assez compte.

Il faut écouter le témoignage d’un étudiant de UPenn décrivant comment il a dû s’abriter avec d’autres juifs pendant que dehors étudiants et professeurs appelaient au génocide des Juifs, à la suite de deux semaines d’insultes et de menaces contre lesquelles la direction n’avait émis aucune critique. Dès le 8 octobre, des scènes analogues se sont produites dans de nombreuses universités. Loin d’être une réaction humaniste à la guerre de Gaza, c’est donc un choix politique en faveur du Hamas de la part de jeunes qui sont censés être les futures élites de la société américaine, et dont les connaissances sur le conflit israélo-arabe, les sondages le montrent, sont aussi minimes que leur agressivité est grande.

Ce positionnement est la conséquence d’un mouvement qu’on appelle « woke » avec un peu de condescendance, que la plupart dénomment de façon un peu philosophiquement pompeuse théorie critique de la race et que le politologue Yasha Mounk appelle synthèse identitaire. Il ne faut pas s’y tromper: c’est une lame de fond, certains disent une véritable religion intolérante et d’autres une maladie mentale tellement puissante sur l’intelligentsia américaine aujourd’hui que certains n’osent pas l’affronter directement par risque pour leur carrière. Comme par hasard on peut fixer sa date de naissance à la date de disparition de l’idéologie communiste avec la chute du Mur de Berlin, les rapports sociaux sont remplacés par les rapports identitaires, entre identités oppressives et opprimées.

S’il faut trouver un père à ce mouvement, il s’appelle Derrick Bell qui est mort en 2011. C’est un juriste devenu le premier professeur noir titulaire de chaire de droit à Harvard et qui démissionna de son poste prestigieux quand Harvard refusa de nommer une femme professeur de Droit. 

Derrick Bell a comparé les difficultés de mise en place des lois interdisant la ségrégation aux textes qui dans les Etats du Sud avaient vidé de leur substance les lois fédérales interdisant l’esclavage et avaient institué une ségrégation légale (les lois dites Jim Crow de la période de « Rédemption »). Il en avait conclu que l’identité blanche ou noire était principielle et que le Blanc était intrinsèquement raciste. Il acceptait   des progrès pour les Noirs quand il avait besoin d’envoyer des soldats à la guerre ou parce qu’il avait besoin d’améliorer l’image des États Unis auprès des nouveaux Etats africains dans la période de la guerre froide mais il se débrouillerait pour subrepticement remettre ces progrès en cause dès que possible.

Il n’y avait rien à espérer d’un développement commun. L’élève de Derrick Bell, Kimberlé Crenshaw, aujourd’hui prestigieuse Professeur de Droit à l’Université de Los Angeles, développa en 1989 le concept  d’intersectionnalité.  Si vous êtes une femme noire, vos handicaps sont massivement plus lourds que si vous êtes une femme blanche ou un homme noir. Les LGBT introduisirent une troisième catégorie de victimes. L’intersectionnalité des luttes, cette notion clef qui permet les alliances les plus saugrenues, impose aux victimes de s’entraider. C’est là toute une conception du monde… Les oppresseurs potentiels n’ont droit qu’au silence ou à la repentance. 

La théorie critique de la race suppose en outre que le ressenti de la personne qui se prétend victime ou discriminée, soit plus important que la vérité objective du poids ou de l’intentionnalité de cette humiliation ou de cette discrimination, car au fond, la vérité qu’on appelle objective: c’est la vérité imposée par les dominants. Avant hier, j’ai débattu au Conseil de l’Ordre avec un confrère médecin qui avait signé un texte où il accusait les Israéliens (sans les nommer directement…) d’avoir bombardé l’hôpital de Gaza et de vouer la population de l’enclave tout entière à une mort prochaine. Quand je lui ai dit que cela s’appelait un mensonge, il me répondit que ce qui lui importait avant c’était la justice et la paix. Les Américains attribuent aux philosophes post-modernistes français, Michel Foucault, Jacques Derrida, Gilles Deleuze et col. d’avoir enseigné cette méfiance devant la vérité. C’est une des rares réalisations françaises qui s’est bien exportée aux États Unis, mais je suis pas sûr qu’il n’y ait pas eu erreur sur la marchandise, car tout aussi méfiant qu’il ait été envers les vérités officielles, Foucault, pour ne parler que de lui, n’aurait certainement pas accepté d’être réduit au rôle de mâle blanc homosexuel.  

Aux États-Unis rien n’a donné plus de poids à cette théorie critique de la race que les divers épisodes où des noirs avaient été tués par des policiers, qui ont conduit à la création du mouvement Black Live Matters en 2012. Certains de ces épisodes sont absolument scandaleux comme l’agonie filmée de Georges Floyd, maintenu étranglé par un policier en 2020. Mais cela implique-t-il d’exiger de la population blanche une repentance générale?

Quant aux Juifs américains, ils sont restés longtemps fixés sur l’image de Martin Luther King défilant bras dessus, bras dessous avec le Rabbin Heschel dans la marche de Selma à Montgomery. C’était en 1965, et ils avaient nettement conscience d’une similarité de destin. Après tout, une génération auparavant les Juifs n’étaient pas admis à Harvard…

Martin Luther King a été assassiné et ses successeurs ne l’ont pas suivi. Les Juifs sont vus comme des dominants blancs. Pire encore, ce sont des blancs au carré en tant qu’oppresseurs des Palestiniens, devenus victimes exemplaires.

Plusieurs raisons à cette évolution.

La montée en puissance de l’Islam aux États Unis. Elle se manifeste d’une part par les moyens financiers des pays producteurs de pétrole, Libye et Arabie saoudite hier, Qatar aujourd’hui. La chaine qatarie Al Jazeera, qui dans sa version anglaise ne fait gère de propagande islamiste, mais se présente comme la chaine des minorités persécutées et présente l’Islam comme une religion opprimée dont le désir de vivre à l’abri de sa propre loi rencontre celui de développement séparé que prônent des militants de l’identité.

A cela s’ajoute l’augmentation de la population musulmane autrefois insignifiante et qui comporte aujourd’hui au moins six millions de personnes dont un tiers sont des Noirs d’origine américaine. Parmi eux la Nation de l’Islam, groupe minoritaire mais resté influent, est dirigée depuis quarante ans par Louis Farrakhan, le raciste qui a organisé la célèbre marche du Million de 1995, interdite aux Blancs, et dont beaucoup n’osent pas dire trop de mal, car, comme on disait en France, il ne faut pas critiquer le communisme pour ne pas désespérer Billancourt…

Dans le monde universitaire, qui a joué un rôle majeur dans l’expansion du woke, il y eut l’influence du livre aussi célèbre que médiocre (c’est Gilles Kepel qui l’écrit) sur l’orientalisme, de Edward Said, Professeur à l’Université de Columbia, chrétien palestinien et qui a polémiqué alors avec un vrai spécialiste de l’Islam Bernard Lewis, voué dès lors aux gémonies. Le livre de Said a installé l’image du sionisme comme un modèle d’impérialisme et Columbia est devenu un bastion de l’antisionisme.

David Bernstein, un dirigeant communautaire juif américain peu à peu revenu de ses illusions bien pensantes, raconte dans un livre sur l’antisémitisme woke comment les organisations juives ont essayé de façon presque pathétique de maintenir des liens avec des organisations noires de plus en plus réticentes et que certaines de ces organisations juives, suivant la logique de la théorie critique de la race, sont allées jusqu’à admettre que seule la petite minorité de Juifs noirs était légitime à continuer ce dialogue. 

C’est là le gouffre intellectuel où entraine le wokisme : à expliquer toute la complexité du monde par les catégories de la race, de l’orientation sexuelle et d’une revendication victimaire, il nous ramène aux temps de la lutte du bien contre le mal. Au moins la tribu primitive était bien définie. 

Mais quand au Congrès américain une femme, Représentante, s’oppose à trois autres femmes, dont l’une est noire, et qui sont toutes Présidentes des plus prestigieuses universités américaines, où se trouve le fameux privilège du mâle blanc dominant?

Dr. Richard PRASQUIER

https://world.hey.com/richard.prasquier