Elisabeth II, les Juifs et Israël
« Alors Papa, qu’est-ce que ça t’a fait, la mort d’Elisabeth ? », me demandait d’une voix narquoise mon fils depuis Israël.
Je lui ai répondu qu’elle avait été un ancrage dans la mémoire de milliards d’individus. Tant de choses avaient changé depuis son couronnement et elle, elle restait là, immuable…
Chef des 56 Etats du Commonwealth et de ses 2 milliards et demi d’habitants, gouverneur suprême de l’Eglise anglicane, Reine d’Angleterre quand Churchill était Premier Ministre, avec Truman aux Etats-Unis et Staline en URSS, Elisabeth II a exercé son métier jusqu’à l’âge de 96 ans, intronisant dans les règles Liz Truss, la nouvelle Première Ministre, 48 heures avant de tirer sa révérence au monde.
Au regard de la froideur de la reine après la mort de Diana, les commentateurs ne donnaient pas cher de la survie de la monarchie. Vingt-cinq ans plus tard, Elisabeth s’en va, entourée d’un respect universel. Si je ne craignais d’être irrévérent, je dirais « Chapeau l’artiste ! ».
Les images de son couronnement, en juin 1953, sont mes premiers souvenirs télévisés. Elles avaient un autre cachet que celles, six mois plus tard, des parlementaires déposant leur bulletin pour l’élection du Président de la République française, 13 tours d’un interminable scrutin pour élire M. René Coty. Son pouvoir politique était analogue à celui de la reine d’Angleterre, c’est-à-dire presque nul, mais le prestige n’était pas le même…
En France, la révolution a accouché de la Terreur. En Angleterre, le Bill of Rights de 1689, qui délimitait les droits de la royauté, avait été accepté par le nouveau souverain, Guillaume III d’Orange, qui avait envahi le pays avec succès. Ce fut le début de la démocratie parlementaire, ce régime de liberté qui a transformé le monde.
Au XIXe siècle les monarques anglais étaient souvent brocardés dans les journaux. L’homme qui a apporté à la dynastie le prestige qui lui manquait, c’est Benjamin Disraeli, né dans une famille juive, devenu anglican à l’âge de 12 ans. Il fit de Victoria une Impératrice des Indes et l’icône mondiale de la respectabilité.
Il est un jalon dans la relation historique très particulière de l’Angleterre avec ses Juifs.
Expulsés au XIIIe siècle après nombre de massacres, sur lesquels des découvertes génétiques à Norwich viennent d’apporter d’étonnantes précisions, les Juifs furent réadmis en 1656. L’histoire mérite d’être contée : Menasse ben Israël, rabbin à Amsterdam, vient exhorter les Anglais à accueillir les Juifs ; il pense que dans les forêts amazoniennes on a trouvé des descendants des Dix Tribus perdues et soutient que le retour des exilés va hâter l’arrivée du Messie. A l’époque, l’attente eschatologique est forte, Cromwell est au pouvoir et il rêve de placer l’Angleterre à l’origine d’une ère nouvelle. Les premiers Juifs, des sépharades italiens, s’installent dans le pays. Ils vont prospérer mais ne feront pas venir le Messie.
Bien plus tard, des dispositions messianiques, par exemple chez Lord Balfour, pour ne citer qu’un nom, vont aider le sionisme à progresser, pas toujours d’ailleurs parmi les Juifs anglais…
Charles a été circoncis par un mohel (Elisabeth préférait que le travail fût fait par un expert), mais la circoncision n’est pas, contrairement à ce qu’on a prétendu, une règle dans la famille royale. Les liens que celle-ci aurait avec le judaïsme sont des légendes dont des historiens ont analysé le cheminement, typique de la fabrication de fake news. Inversement, certains ont glosé sur l’attirance de la famille pour le nazisme : cela s’applique avec certitude au Roi Édouard VIII qui fut heureusement contraint d’abdiquer, mais ni à son frère George VI, ni à sa nièce Elisabeth.
Les relations de la communauté juive avec la Reine ont été excellentes et Lord Sacks, l’ancien Grand Rabbin, était un ami personnel du Prince Charles.
Mais les inclinations sionistes britanniques n’avaient malheureusement pas résisté à la Realpolitik. Au pire des moments, quand les Juifs tentaient de fuir le nazisme, puis quand les survivants voulurent quitter les pays où leurs proches avaient été exterminés, le Livre Blanc dressa un barrage contre l’Alyah. Les luttes des organisations sionistes contre les Anglais contiennent des épisodes impitoyables. Elisabeth, alors jeune princesse, était la fille du roi au nom duquel des Juifs étaient pendus en Palestine alors que des soldats anglais y étaient tués, comme lors de l’attentat du King David.
Est-ce que ces souvenirs sont à l’origine du refus de la Reine d’inclure Israël dans la liste des 120 pays qu’elle a visités au cours de son règne? C’est probable. Elisabeth exprimait peu ses sentiments, mais je pense qu’elle n’avait pas pour Israël un amour débordant. Cela dit, plusieurs membres de sa famille ont visité Israël, et divers Présidents Israéliens ont été reçus avec les honneurs à Buckingham.
Lorsqu’il était bébé, son mari, le futur Duc d’Édimbourg, avait été exfiltré de Grèce dans des conditions rocambolesques lors d’une révolution contre le Roi, son oncle. Or, la Grèce est le seul pays de l’Union Européenne à ne pas avoir reçu de visite de la Reine Elisabeth. Sa Majesté avait la mémoire longue…
L’émotion unanime et tranquille qui saisit la société britannique est frappante. J’ai pensé à la réaction admirable de ce peuple au cours de la Guerre et je me suis dit que Israël aussi a su jusqu’à maintenant rester soudé aux moments cruciaux, dans la peine et la menace, quelles que fussent les bisbilles internes. Cela s’appelle le patriotisme, qui est une richesse à chérir, et cela n’a rien à voir avec un nationalisme agressif. La guerre en Ukraine fournit aujourd’hui un modèle pour cette indispensable distinction.
Dr. Richard PRASQUIER