Quatre enfants de la Shoah (Actualité Juive, 01/02/2023)
L’assassinat des enfants au cours de la Shoah est le crime parmi les crimes.
Outre la vie « innocente » (je n’aime pas ce qualificatif : de quoi les adultes étaient-ils coupables?), la démographie du judaïsme d’origine européenne ne se remettra jamais de leur disparition. 1.300.000 à 1.500.000 enfants juifs de moins de 16 ans ont été assassinés par les nazis.
On estime parfois à 100 000 le nombre d’enfants qui ont survécu, souvent dans l’angoisse, la séparation, les interdits, parfois les humiliations, et les carences affectives ou éducatives qui les ont marqués à vie. Les enfants de la Shoah, nés dans les années 1930, sont aujourd’hui dans leur huitième ou neuvième décennie.
En cette période de commémoration, je voudrais évoquer quatre parcours intellectuels différents mais remarquables, d’autant que les années de guerre et de traque (3 à 5 ans suivant les lieux) sont survenues en pleine période d’apprentissage.
Boris Cyrulnik, est né en 1937 dans une famille émigrée de Pologne et d’Ukraine. Il doit sa survie au fait que ses parents, qui disparaitront en déportation, l’ont éloigné d’eux en l’envoyant en pension. Entre 5 et 8 ans, il passera dans diverses filières de sauvetage d’enfants et des expériences traumatisantes dont celle de la rafle de la synagogue de Bordeaux. Recueilli après guerre par une tante, devenu neuropsychiatre à Toulon, fin connaisseur des colonies de goélands de Porquerolles et de leurs signaux d’interactions sociales, il deviendra le génial vulgarisateur, avec le concept de résilience auquel son nom est attaché, des thèses du psychiatre anglais John Bowlby sur l’attachement, soulignant l’importance d’une niche sensorielle sécure pour le bon développement de l’enfant, thèses qui ont modifié le paradigme freudien du bébé machine désirante par celui, plus conforme à l’éthologie animale, du bébé comme être social dépendant des liens créés avec un ou plusieurs adultes de référence.
Né en 1932, le belge François Englert a reçu en 2013 le Prix Nobel de physique pour avoir théorisé en collaboration avec Robert Brout, un physicien juif belge-américain (mort avant l’attribution du prix), l’existence d’une particule aux propriétés inhabituelles, un boson scalaire. Le champ de ces bosons explique comment certaines particules (nucléons, électrons) acquièrent une masse alors que d’autres (photons) en sont dépourvues. En 2012, des expériences au CERN validèrent la théorie. Le boson a pris le nom d’un physicien anglais qui était parvenu indépendamment aux mêmes conclusions que Englert et Bout. C’est le célèbre boson de Higgs. Higgs qui n’est pas Juif, est un antisioniste déclaré. Englert, professeur à l’université de Tel Aviv, est très proche d’Israël. En 1964, quand il a publié son hypothèse, il était un jeune physicien qui avait passé trois ans de son enfance à errer sous de fausses identités d’un orphelinat à l’autre.
Né en 1937 dans une petite ville polonaise, où sa famille avait été exterminée, Israël Meir Lau (« Lolek ») est venu en Israël en juillet 1945 après une survie absolument improbable qu’il devait avant tout à un frère admirable et aussi à un jeune prisonnier ukrainien du camp de Buchenwald. Lorsque les Américains arrivent dans ce camp, l’aumônier israélite découvre effaré un enfant qui se cachait derrière les tas de cadavres et, en larmes devant le spectacle atroce, s’adresse à lui en yiddish :
– Quel âge as-tu, mon enfant? – Je suis plus vieux que toi. – Comment ça? -Tu pleures et tu ris comme un enfant. Moi, ça fait longtemps que je ne ris pas et maintenant, je ne pleure plus…
Israël Lau est devenu grand Rabbin d’Israël, Prix d’Israël et Président de Yad Vashem. Il est unanimement admiré dans son pays.
Aharon Barak, né en 1936, a été enfermé à l’âge de 5 ans dans le ghetto de Kovno (Kaunas) en Lituanie. « Aktions » et fusillades ont marqué son enfance, il fait partie du 1% d’enfants survivants de ce ghetto, dont on l’a exfiltré dans un sac. Caché par des paysans lituaniens, il a parcouru dès la fin de la guerre la longue route qui menait à la Palestine. Il a tiré de son expérience une double leçon : la nécessité pour Israël d’avoir les moyens de se défendre par elle-même et au souvenir de ces Justes qui l’avaient sauvé, le respect pour l’autre, pour la morale universelle et pour les Droits de l’Homme. Prix d’Israël pour son expertise juridique à 39 ans, conseiller juridique de Begin à Camp David, où son acuité régale Jimmy Carter, Barak a été membre de la Cour suprême pendant 28 ans dont 11 comme président. Barak a amplifié le domaine d’activité de la Cour Suprême. « Il n’y a aucun acte de la vie qui soit hors du cadre de la loi » avait-il écrit et certains l’ont accusé d’avoir transformé le pays en un gouvernement de juges, ce qui est manifestement exagéré si on analyse l’ensemble des décisions prises par la Cour. Parmi ses adversaires, il y a des techniciens du droit en désaccord avec son activisme, ce qui relève du débat d’idées légitime.
Mais il y a aussi ceux qui veulent soumettre le judiciaire au politique, ce qui est un marqueur de rupture avec la démocratie. Aharon Barak, quant à lui, a commenté ainsi les propositions du Ministre de la Justice Yariv Levin : « il a pris toutes les mauvaises propositions qui trainaient depuis des années et il en fait une chaîne qui va étrangler la démocratie israélienne ». Les enfants de la Shoah n’ont pas dit leur dernier mot…
Dr. Richard PRASQUIER