
Le diner du Crif, il y a quarante ans et aujourd’hui
Le 4 juillet a eu lieu le 39e diner du Crif. Depuis 1985, chaque année sauf 2020, l’année du Covid, le Président du Crif expose au chef de gouvernement ou parfois au chef d’Etat lui-même, les inquiétudes d’une minuscule portion de l’électorat national, 0,8%, et il reçoit en retour des paroles d’amitié et souvent un certain nombre d’engagements. Dans un salon du Sénat une cinquantaine de personnes ont entendu au cours du premier diner le Président Theo Klein s’adresser au Premier Ministre Laurent Fabius et lui rappeler l’ancrage républicain indéfectible de la communauté juive de France. Il n’est pas sans intérêt de réfléchir à ce qu’était alors l’environnement de ceux qu’on n’appelait pas encore les Français juifs.
A cette époque le soutien aux refuzniks soviétiques rassemblait les défenseurs des Droits de l’Homme au-delà des Juifs et mobilisait surtout la gauche de l’échiquier politique. La préparation du procès Barbie, l’affaire du Carmel d’Auschwitz éveillaient les consciences sur ce qu’on commençait d’appeler la Shoah: 1985 fut l’année où est sorti le film de Claude Lanzmann. En même temps, le négationnisme était apparu depuis plusieurs années, et Jean Marie Le Pen, qui avait obtenu en 1984 11% des votes aux élections européennes, allait fin 1985 lancer la première de ses fameuses petites phrases en dédiant son discours à Jean-François Kahn, Jean Daniel, Ivan Levaï et Jean Pierre Elkabbach, tous qualifiés de menteurs de la presse et dont le nom à consonance juive ne laissait pas de doute sur ce qu’il sous entendait.
L’extrême droite était en France l’ennemi unique pour les Juifs et les républicains. Le Moyen Orient était loin, Arafat était unanimement considéré comme un terroriste, même si la France lui avait sauvé la mise en l’exfiltrant en 1982 du Liban vers la Tunisie. Il n’était pas question d’envisager un antisémitisme musulman, d’autant plus que SOS racisme venait d’être créé et que des Juifs n’y étaient pas pour rien.
Rétrospectivement, en 1985, la situation pour les Juifs de France faisait donc consensus au sein de la collectivité nationale.
Qui pourrait en dire de même aujourd’hui?
Les discours du 39e diner furent d’une qualité vraiment remarquable, aussi bien celui de Yonathan Arfi que de François Bayrou. Un troisième discours fut marquant, celui de Sophia Aram, qui a reçu le Prix Pierrot Kaufmann du Crif et qui a rappelé avec un humour grinçant, percutant et profond, que quoi qu’on pense des Juifs, il faut au moins leur reconnaitre un mérite, leur capacité à créer du lien, par exemple un lien bien improbable pourtant entre gauchistes LGBT et islamistes homophobes……
Le Premier Ministre a évoqué avec une émotion manifestement sincère sa proximité spirituelle avec le judaïsme, son admiration de chrétien personnaliste pour Charles Péguy, le défenseur de Dreyfus, ses liens avec le Grand Rabbin de France et la passion familiale pour l’hébreu avec une fille qui a étudié à l’Université de Jérusalem. Il a déclaré sa solidarité envers Israël, et je crois me rappeler qu’il a fait partie dans sa jeunesse du petit groupe de parlementaires qui avaient accompagné Jean Kahn, alors président du Crif, dans son voyage de solidarité en Israël à l’époque de la première Guerre du Golfe en 1991.
Cela dit, on sait que le domaine international est aujourd’hui plus que jamais celui du Président de la République. Quant aux promesses de renforcer les moyens contre la haine en ligne, d’inciter les parquets à la fermeté et de soutenir la transmission des valeurs républicaines à l’école, je crois malheureusement avoir déjà entendu de pareils engagements dans le passé…
Chacun devrait lire le discours du Président du Crif. Il commence par une phrase d’une déprimante simplicité: «Faut-il demander à nos enfants de baisser la voix quand ils parlent des Juifs ou d’Israël dans le métro?» …mais se termine par une constatation qui sonne comme un espoir et qui est qualifiée de conviction: «Ceux qui aspirent à une République forte, laïque et universaliste constituent le collectif le plus puissant du pays».
Entre temps, Yonathan Arfi n’a rien éludé: citons en vrac, l’insupportable violence du terme dévoyé de génocide pour qualifier l’action d’Israël à Gaza avec comme corollaire la justification des violences contre les Juifs désormais traités de génocidaires, l’affirmation que la cause d’Israël est juste et la constatation que les démocraties n’ont pas le droit de ne pas être fortes, la critique de la complaisance manifestée envers les Frères Musulmans et envers Al Jazeera et la proposition d’une amende forfaitaire contre la haine en ligne.
Arfi a rappelé les mémoires de Jonathan Sandler, Samuel Paty et Dominique Bernard, tous professeurs et tous assassinés par des islamistes. Il a cité les phrases de Levinas sur le judaisme comme altérité et celle du rabbin Elie Benamozegh, suivant laquelle le judaïsme est «l’universalisme comme fin et le particularisme comme moyen ». Il a fustigé ceux qu’il appelle les «entrepreneurs identitaires» responsables des meurtres racistes de Aboubakar Sissé, et de Hichem Miraou. Il a affirmé que, loin d’être indifférent, le Crif est sensible à la détresse des populations civiles de Gaza, mais que celles-ci ont été jetées dans la guerre par le Hamas.
Il a attaqué Dominique de Villepin, qu’il a traité de populiste mondain, servile avec les dictatures et intransigeant avec les démocraties, devenu un Mélenchon des beaux quartiers. Quant à ce dernier, Arfi a déclaré qu’il est devenu, par son hystérisation systématique du débat, le plus puissant carburant de l’extrême droite et que la priorité politique du Crif était d’aider à rendre résiduelle l’influence de La France insoumise, de façon à « démélenchoniser » la gauche comme la gauche britannique a su se « décorbyniser »… Et le président du Crif n’a pas ménagé ses critiques envers Olivier Faure qui refuse d’exclure toute alliance avec LFI.
Le Président du Crif a remercié les pouvoirs publics et les élus pour leur engagement contre l’antisémitisme, la mise à jour de l’arsenal législatif et l’organisation des Assises contre l’antisémitisme.
Mais il a signalé que, alors que le Président de la République pousse à la reconnaissance d’un Etat palestinien, un récent sondage montre que 78% des Français n’y sont pas favorables avant la libération des otages et la reddition du Hamas.
Plus encore, Yonathan Arfi a fustigé, à propos de la récente guerre des douze jours, les positions erratiques de la France, qui soutient les frappes contre la menace nucléaire iranienne et refuse spectaculairement 48 heures plus tard que soient exposés au Bourget les moyens qui ont permis de mener ces opérations.
Où sont ceux qui critiquent le Crif pour sa prétendue complaisance envers les pouvoirs publics?
Entre le diner de 1985 et celui de 2025 bien des choses ont évidemment changé, même si dès 1989, l’invitation de Arafat à Paris remettra les liens du Crif avec Israël au devant de la scène.
Le Crif a trois missions statutaires: maintenir la mémoire de l’extermination, lutter contre l’antisémitisme, défendre l’Etat d’Israël.
Le travail des historiens et celui des militants de la mémoire ont révélé la centralité de l’extermination des Juifs au cours de la guerre mondiale. Mais l’enseignement est difficile, le négationnisme a évolué vers l’amalgame et l’aberrante substitution victimaire caractéristique de notre époque fait des Israéliens (des Juifs…) les nouveaux nazis.
L’antisémitisme sous son habillage actuel n’est plus la passion résiduelle de certains nostalgiques de l’Inquisition ou du troisième Reich. Il est devenu un sentiment mobilisateur pour une partie de la jeunesse des démocraties occidentales et un levier pour l’islamisme, ce terme que presque personne n’utilisait en 1985 et dont le danger plane aujourd’hui sur notre propre pays comme sur d’autres.
Les menaces qui pèsent sur Israël se sont exacerbées le 7 octobre d’une façon dramatique et imprévisible en 1985 . Ce pays n’a pas d’autre choix que de lutter, et la guerre génère des drames. Des menaces planent aussi sur nos propres pays, mais beaucoup préfèrent s’en détourner. Le Crif pense que défendre Israël fait partie de son devoir citoyen français, car les Juifs ne sont souvent que les premiers sur les listes….
Dr. Richard PRASQUIER