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Dhimma et dhimmitude

Le terme de dhimmitude a été popularisé il y a trente ans par Giselle Littman dans un livre intitulé « La chrétienté d’Orient entre djihad et dhimmitude ». C’est peu dire qu’il a été critiqué, provenant d’une historienne non académique publiant parmi des spécialistes de l’Islam qui, à cette époque où la Shoah s’imposait dans la mémoire de l’Occident, soulignaient en général que l’Islam par contraste avait laissé une place à ses minorités et l’Andalousie du Moyen Age était l’exemple continuellement cité d’un glorieux « vivre ensemble », une image que les historiens d’aujourd’hui ont beaucoup nuancée.

Giselle Littman, qui avait pris le surnom de Bat Yeor, la fille du Nil, était née en Egypte, en avait été chassée comme la totalité de la communauté juive de ce pays et suspectait que l’argument de lutte contre le sionisme, appliqué à une communauté entière, cachait en réalité une hostilité plus diffuse à l’égard du judaïsme.

Si Bat Yeor forgea le mot et le concept de dhimmitude, le terme dhimmi était déjà largement employé  Il est celui dont le statut relève de la dhimma, un pacte d’alliance. Ce mot apparait dans la neuvième sourate, dite Tawba, une des toutes dernières, à une époque où Mahomet avait assuré son pouvoir. Il est écrit dans le Coran lui-même  que les dernières révélations peuvent corriger des révélations plus anciennes. C’est dire l’importance de la sourate Tawba, le repentir, techouva en hébreu. Mais, contrairement à ce qu’on en dit, le mot de dhimma  n’y  vise ni les Juifs, ni les chrétiens, mais les «hypocrites» ces soi-disant alliés de Mahomet qui ne l’ayant pas soutenu lors d’une expédition contre les byzantins, avaient  brisé le pacte qui les liait à lui.

C’est plus loin dans la même sourate, mais sans le mot dhimma, qu’apparait l’obligation pour les «gens du livre», de verser un impôt spécifique, la jaziya,, attestant le caractère dominant de l’Islam sur les autres monothéismes, une mesure plus douce que l’alternative réservée aux polythéistes, la conversion ou la mort. Un siècle plus tard un calife peu connu mais s’appelant Omar et hostile aux chrétiens et aux Juifs, donna le nom de dhimma à cette obligation spécifique aux non-musulmans vivant en terre d’Islam, accompagnée de diverses interdictions. Il fut prétendu que c’était là un pacte de protection.

La dhimma a été appliquée avec une rigueur variable suivant les lieux et les époques dans l’immense espace islamique. Beaucoup d’historiens soulignent que la jaziya a été souvent légère, que la protection des minorités a été réelle, notamment dans l’empire ottoman où ces communautés  s’administraient elles-mêmes sur le plan civil ,et que au fond l’impôt de la dhimma remplaçait une obligation de combattre qui n’incombait qu’aux musulmans. I

ll y a en fait beaucoup à dire sur cette vision irénique de la domination de l’Islam, comme en témoignent les conversions forcées, les restrictions religieuses, les persécutions des Almohades  ou celles des Safavides d’Iran. Bat Yeor qui a utilisé des sources peu exploitées avant elle ,a montré  une situation des minorités en terre d’Islam loin d’être idyllique  

Au cours du XIXe siècle, dans une série de réformes juridiques et administratives qu’on appelle les Tanzimats, les sultans ont aboli la pratique de la dhimma dans l’empire turc, une mesure qui a théoriquement transformé les non-musulmans en citoyens comme les autres. Théoriquement…

Comme on le sait, il n’y a aujourd’hui  presque plus de Juifs en terres musulmanes et les représailles exercées contre les Juifs iraniens à la suite de la guerre des douze jours montrent comme leur situation est fragile. Des minorités chrétiennes ont fait et font  aujourd’hui encore l’objet de persécutions dans plusieurs pays  musulmans, dans un silence général. La revendication de la  supériorité intrinsèque de l’Islam sur les autres religions,  est indiscutablement un des moteurs les plus faciles à activer dans l’extension de ces violences. 

Dans la neuvième sourate, il est précisé que lorsque les monothéistes paieront leur impôt, ils devront le faire en état d’humiliation. 

Le terme utilisé est ṣāghirūn. Beaucoup de ce que représente la dhimma provient de l’interprétation de ce mot. L’adjectif saghir, très courant, renvoie au champ sémantique de la petitesse.

La plupart des exégètes musulmans d’aujourd’hui, y compris Qaradawi ou la mosquée el-Azhar écrivent  que la dhimma, originellement liée à la rupture du pacte d’alliance par les hypocrites, fait référence à une situation de guerre qui était celle de l’Islam des origines et n’a plus lieu d’être aujourd’hui. 

Mais  il y a une ambiguïté à ce sujet: ce qui fut  la dhimma dans l’histoire provient d’une situation différente, celle de domination qui fut pendant de nombreux siècles celle de l’Islam par rapport à ses minorités, qui l’est encore dans certains endroits du monde et que certains islamistes rêvent de rétablir. Une telle situation laisse des traces dans les mentalités.

Après la disparition officielle de la dhimma dans l’empire turc, il y eut beaucoup de réactions de mécontentement qui furent reprises et amplifiées par les réformateurs religieux du XXe siècle tels Rashid Rida puis son disciple Hassan el Banna, créateur des Frères Musulmans.

La mise en cause d’un sentiment de supériorité  considéré comme naturel et légitime est très difficile à accepter et est souvent vécue elle-même comme une humiliation, alors que dans le livre sacré, c’est le privilège du musulman que d’infliger une humiliation à autrui. Quand s’y ajoutent le succès de celui qui devrait être un inférieur et plus encore la défaite au combat face à lui, le ressentiment devient très fort. 

Ces réactions émotionnelles, qui ne se limitent d’ailleurs nullement à l’Islam, laissent peu de traces dans les archives. Elles jouent un grand rôle dans l’histoire des hommes.

Quant à la dhimmitude, état de résignation devant une situation qu’on ne pouvait pas modifier, ce fut longtemps le lot des populations juives en terre chrétienne comme en terre d’Islam.

Cette résignation était une stratégie de survie efficace mais elle se payait par l’humiliation intériorisée. Le sionisme fut en quelque sorte une révolte contre la dhimmitude en milieu chrétien. Cette révolte fut réussie et rares sont les Juifs qui voudraient revenir à l’état antérieur. Quant à l’attitude de soumission résignée que l’on peut voir ici et là dans un monde d’origine chrétienne essayant de ne pas voir la guerre qui lui est menée, je ne suis pas surpris que le terme de dhimmitude lui soit souvent attribué, même si les explications en sont évidemment bien plus complexes…

Dr. Richard PRASQUIER

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