
83 ans après la rafle du Vel d’Hiv, la question du génocide à Gaza
Lorsque l’Afrique du Sud a le 29 décembre 2023 déposé devant la Cour Internationale de Justice -CIJ- une plainte contre Israël pour génocide, j’ai pensé, comme d’autres, qu’une telle accusation allait s’effondrer sous le poids de son absurdité. Il n’en fut pas ainsi. La CIJ n’a pas statué, elle ne le fera probablement pas avant plusieurs années, et lorsqu’elle le fera, il y a tout lieu de croire, suivant l’expert britannique Philippe Sands, auteur du célèbre «Retour à Lemberg», qu’elle statuera contre la qualification de génocide. Mais il n‘importe, les mesures de précaution que la CIJ a demandées à Israël ont été interprétées comme une assignation de culpabilité. Une partie de la presse a préféré simplifier plutôt qu’informer et une partie du public, bien plus large que les antisionistes professionnels, croit aujourd’hui que la culpabilité d’Israël est avérée.
C’est faux. C’est insupportable. C’est prémédité..
Le mot de génocide relève de plusieurs registres, en particulier le registre juridique, le registre historique, le registre émotionnel.
Sur le plan du droit, il a été inventé en 1943 par un juriste juif polonais réfugié aux Etats Unis , Raphael Lemkin, dans un livre où il analysait les processus juridiques progressifs qui avaient permis aux Allemands d’anéantir deux millions de Juifs (son évaluation de l’époque), mais aussi des Polonais et des Roms.
La définition juridique du génocide est fixée dans une Convention adoptée le 9 décembre 1948 par l’Assemblée Générale de l’ONU. Un génocide est un acte commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux. On remarquera que les motifs sociaux ou politiques ne sont pas pris en compte et que rétrospectivement le Holodomor, avec ses 4 millions au moins d’Ukrainiens tués par une famine organisée en 1932-33 et les deux millions de Cambodgiens tués par les Khmers rouges sur des bases politiques ou sociales n’entrent pas dans son cadre.
Lorsque Lemkin était étudiant, Talaat Pasha, l’organisateur des massacres d’Arméniens en Turquie, fut assassiné à Berlin par un jeune Arménien. Le responsable d’un des pires massacres de l’histoire menait une vie tranquille en Allemagne où il s’était réfugié, alors que son meurtrier, lui, devait affronter un procès, où il fut d’ailleurs gracié sous le prétexte d’avoir agi par un coup de folie transitoire. En fait ,aucune législation internationale n’empêchait un Etat, fort de sa souveraineté nationale, de massacrer une partie de sa population. Un peu plus tard, Lemkin identifia dans Mein Kempf un programme de destruction massive de population.
Ayant pu se réfugier aux Etats Unis, il a cherché une formule juridique mettant en exergue ce crime d’éradication d’un groupe humain. A la même époque un autre juriste juif, Hersch Lauterpacht, réfugié en Grande Bretagne, avait développé la notion de crime contre l’humanité, qui ne mettait pas en avant une identité de groupe. Elle fut utilisée en 1946 au procès de Nuremberg. Deux ans plus tard, c’est le concept juridique de génocide qui recevait sa définition officielle et c’est le seul dont traite la CIJ.
Génocide implique tentative de destruction partielle ou totale d’un groupe. Mais qu’est ce que la destruction s’il ne s’agit pas de l’anéantissement physique? Certains parlent parfois de génocide culturel, destruction d’une langue, d’un mode de vie, voire d’un cadre géographique. Le processus de génocide culturel n’a pas été retenu par la Convention sur le génocide, apparemment contre les souhaits de Lemkin.
Et qu’est-ce qu’une destruction partielle? Le génocide n’était pas pour Lemkin une question de nombre. Cependant la CIJ a accepté comme un fait de génocide les 8000 bosniaques assassinés par les Serbes à Srebrenica mais pas les 250 croates assassinés, également par les serbes, …à Vukovar..
Enfin que signifie un génocide quand deux armées sont en guerre? En zone de combats des destructions massives ne signifient pas volonté génocidaire. Les spécialistes disent que en combat urbain le pourcentage de morts civiles par rapport au morts de soldats est toujours très élevé et que à Gaza il parait plutôt relativement bas. De plus, on ne dispose que des chiffres d’un Ministère de la Santé dont chacun sait qu’il n’est qu’un faux nez du Hamas, et ces chiffres mélangent enfants et adultes, civils et combattants, morts naturelles et morts de guerre. Cela étant dit, beaucoup d’experts pensent que les chiffres annoncés de morts représentent une réalité: c’est la réalité d’une guerre particulièrement difficile. Ce n’est pas celle d’un génocide.
Le niveau de destruction des bâtiments sur certaines zones de Gaza donne une impression de vie disparue et on comprend l’impression de certains spectateurs que «tout a été détruit». Mais il reste à côté, non visibles sur les photos, des populations civiles qui vivent dans des conditions très difficiles à coup sûr, mais qui ne sont pas en voie d’extermination.
Israël mène une guerre. Cette guerre lui a été imposée à la suite d’une action effectivement génocidaire, les massacres du 7 octobre 2023 et d’une autre action que certains ont qualifiée de génocidaire, celle de la prise d’otages, dans la mesure où elle visait à soumettre ce groupe à des conditions de vie menant à sa destruction.
Pour qu’il y ait génocide, on le sait, il faut qu’il y ait intention génocidaire. Philippe Sands a signalé que la jurisprudence de la CIJ était devenue de plus en plus stricte là-dessus. Il ne s’agit pas de relever les paroles de tel ou tel politicien en délire ou en colère, il s’agit de montrer que les actions effectuées ne peuvent pas s’expliquer autrement que par la volonté de faire disparaître une population entière. De ce point de vue, la pêche aux intentions génocidaires d’Israël est très peu productive. Les trois ou quatre fragments divulgués, qu’ils proviennent de Isaac Hertzog, président de la République, Yoav Gallant ministre de la Défense, de Benjamin Netanyahu ou d’autres membres du Cabinet sont particulièrement pauvres surtout si on les met en relation avec la sidération devant les horreurs du 7 octobre. C’est même pour cette raison que certains spécialistes pas particulièrement favorables à Israël, regrettent que l’on ait suivi la voie du génocide, juridiquement destinée à être un échec plutôt que celle du crime contre l’humanité.
Reste un dernier thème, très largement utilisé aujourd’hui celui de l’affamement volontaire de la population, motif bien défini de génocide. Il y a dix huit mois que l’ONU et la plupart des ONG alertent sur l’épouvantable et imminente catastrophique famine qui va avoir lieu à Gaza. Or, d’une part les images de la population gazaouie ne ressemblent toujours pas à celles des survivants des camps de concentration , d’autre part les calculs que l’on peut faire sur les apports d’aliments dans les camions montrent qu’il y a globalement eu livraison de quantités de calories suffisantes pour éviter une famine généralisée. Reste le problème de la distribution et tout indique que sous le regard complaisant des ONG responsables de celle-ci, le Hamas s’est servi pour faire de la distribution alimentaire une source d’enrichissement et de pouvoir. Ce qui explique la virulence extraordinaire des réactions maintenant que le système a été modifié et que les organisations de l’ONU n’en sont plus les
maitres d’oeuvre.
Ce sera aux historiens d’analyser la complexité des situations alimentaires à Gaza et de les comparer à celles d’autres pays où la famine rôde et tue. Suivant la FAO et le programme alimentaire mondial, il y avait en 2024 300 millions de personnes dans 53 pays confrontées à une situation de crise alimentaire, les situations les plus graves se trouvant en Ethiopie, au Nigeria, au Soudan du Sud et au Yémen. Dans aucun de ces pays, le mot de génocide n’a été prononcé, bien que des conditions de combat réduisent les livraisons alimentaires et que ces réductions soient souvent délibérées. Envers aucun de ces pays on n’a vu de véritable émotion collective.
Il est vrai que certains historiens considèrent que le terme de génocide est justifié. Le plus réputé d’entre eux est l’Israélo-américain Omer Bartov, ancien officier de Tsahal, spécialiste de l’armée allemande et auteur d’une monographie célèbre sur l’anéantissement des Juifs dans la petite ville ukrainienne de Buczacz. A Gaza, il parle des infrastructures détruites, des pénuries alimentaires, des déplacements forcés et des discours de certains dirigeants israéliens assimilant la population tout entière à des ennemis absolus et il conclut que les critères juridiques de génocide sont présents et qu’il faut tirer la sonnette d’alarme.
Autrement dit, il alerte sur Gaza pour éviter Buczacz, alors que les ennemis d’Israel font croire en s’appuyant sur ce qu’il écrit que Gaza , c’est Buczacz. Pour mémoire, il y avait à Buczacz 10 000 juifs dans le ghetto et il y a eu quelques dizaines de survivants. 98% des Juifs ont été exterminés.
On en arrive ainsi au troisième registre du mot génocide, le registre émotionnel, qui repose sur une assimilation de Gaza à Buczacz, autrement dit des événements de Gaza avec une anéantissement et de la récupération politique d’une pareille assimilation dans les réseaux sociaux. Simone Veil, en voyage à Sarajevo, avait dit, excédée par l’usage permanent du terme génocide, «parler de génocide à tout bout de champ a une fonction, qui est d’éviter de se parler, car on ne parle pas à quelqu’un qui commet un génocide, on le combat».
Mahmoud Abbas, qui se prétend historien depuis sa thèse négationniste concoctée avec le KGB il y a quarante ans, il répète, comme à la Tribune de l’ONU en 2014, que ce qui se passe dans les territoires palestiniens est un génocide «d’une ampleur sans précédent».
C’est pourquoi, l’utilisation du terme de génocide pour ce que font les Israéliens à Gaza m’est insupportable. Il y a probablement eu dans cette guerre des exactions et peut-être des crimes de la part de certains Israéliens. Il y en a malheureusement dans toutes les guerres. Mais ce que les ennemis d’Israel veulent insinuer subrepticement, c’est que «Gaza, c’est comme Auschwitz». De ce point de vue ceux qui restent dans le flou, ou les représentants ou organisations de l’ONU qui distribuent le mot génocide sans filtre ont une lourde responsabilité.
Claude Lanzmann voulait laisser à l’extermination des Juifs l’appellation singulière de Shoah pour éviter les amalgames. Les amalgames sont là. La Shoah s’analyse sous l’angle de génocide et ce terme a acquis une puissance croissante dans la psyché occidentale, alors que se déroulait sous nos yeux un véritable génocide, celui du Rwanda et que l’extermination des Juifs était mieux reconnue. C’est cet insupportable privilège victimaire que les antisionistes cherchent à retirer aux Juifs.
A ce jour la CIJ n’accablé aucun Etat en tant que tel de ce stigmate. La Turquie, c’était du passé, l’Allemagne étant devenue une démocratie, il valait mieux reporter la responsabilité sur les nazis, le Rwanda c’était le FPR qui ne voulait pas faire peser l’accusation sur le pays dont il venait de vaincre les hutus génocidaires, la Serbie n’a été condamnée que de n’avoir pas pu empêcher un génocide à Srebrenica, la Chine pour les Ouïghours, on n’en parle pas, aucun pays n’a osé déposer plainte .
L’Allemagne vient d’admettre dans un accord avec la Namibie que son comportement envers les Herreros au début du XXe siècle relevait du génocide et il est possible que à la suite de plainte d’autres condamnations surviennent désormais incriminant le colonialisme et l’esclavage. Elles seront a posteriori, mais alimenteront la culpabilisation de l’Occident.
Pour le présent, il y a bien une incrimination à la CIJ contre le Myanmar à propos des Rohingyas, mais le rêve de ses nombreux ennemis (14 d’entre eux soutiennent aujourd’hui la démarche de l’Afrique du Sud) serait que Israël soit le premier Etat dans le monde officiellement condamné pour génocide. Il y aurait là un retour du refoulé et une reprise moderne du déicide, le crime des crimes.
Les accusations de génocide portées envers Israël donnent souvent envie de ne pas répondre tant elles suintent d’une haine anti-israélienne irrépressible. Mais, malgré nos réticences, nous devons expliquer les manipulations mémorielles en jeu à ceux qui accusent Israël de génocide à Gaza et s’expriment de bonne foi, mais souvent avec crédulité et ignorance…
Dr. Richard PRASQUIER